La Marche dans le Tango Argentin : Un Dialogue Corporel Profond

Publié le 8 octobre 2024 à 15:45

Credit photo: 1954 Broadway musical "House of Flowers", GeoffreyHolder & Carmen DeLavallade

Cet article est le fruit de mon parcours et de mes réflexions autour de la marche, un sujet souvent mentionné dans le monde du tango, mais rarement exploré en profondeur. Mon immersion récente dans la formation de danse axée sur la technique de Katherine Dunham, où nous avons immédiatement plongé dans l'analyse de sa marche unique, a ravivé mon intérêt pour ce thème.

La marche, souvent considérée comme une simple transition entre les figures, est généralement négligée par les danseurs de tango au profit des mouvements plus élaborés. Cette observation m’a poussée à rédiger cet article, qui consiste plutôt en un rassemblement de notes éparses écrites au fil des ans, pour leur donner une structure cohérente. Depuis longtemps, j'accumule des connaissances sur le mouvement à travers mes expériences de formation et mes lectures variées sur le sujet.

À travers mes explorations, je cherche à appréhender la marche non seulement comme un mouvement fondamental, mais aussi comme un véritable art de la présence, favorisant la connexion avec soi-même et avec autrui. J'espère que cet article vous inspirera à considérer la marche sous un nouveau jour, vous incitant à investir temps et énergie dans cette pratique essentielle. Dans un monde où nous cherchons souvent à acquérir des connaissances de manière superficielle, en picorant des informations ici et là sans jamais les intégrer pleinement, il est crucial de revenir à l’essentiel. Embrasser cette pratique peut offrir de nombreux bienfaits et un véritable plaisir, car la marche invite à un voyage intérieur, favorisant une connexion profonde avec soi-même.

“La marche est un acte de présence dans l’espace, une exploration qui nous connecte à notre corps et à notre environnement. C'est un dialogue entre le mouvement et l'immobilité, une manière d'être au monde.” Hubert Godard

La marche dans le tango argentin

La marche n’est pas seulement un mouvement quotidien ; elle reflète notre état d’esprit, notre personnalité et notre manière d’être au monde. Dans le tango argentin, elle prend une dimension encore plus profonde : elle devient la base même de la danse, l’élément fondateur qui permet de tisser une connexion authentique avec sa/son partenaire et de se mouvoir harmonieusement dans l’espace.

Pour des figures emblématiques du tango comme Juan Carlos Copes, Rodolfo et Gloria Dinzel, Carlos Gavito, Susana Miller et Tete Rusconi, la marche est la clé pour accéder à l’essence du tango. Susana Miller, dans son article Los bailes sociales están "enamorados" del piso, explique que danser "à terre" favorise l'équilibre, la connexion avec son propre corps et la communication avec le partenaire. Elle souligne que le poids doit être déposé naturellement, comme lorsqu'on attend quelqu'un en se reposant sur une jambe. Avec l'expérience, les muscles se relâchent, permettant au poids de "se fondre" dans le sol, d'y voyager vers le centre et d'être transmis à son partenaire. Si ce poids est retenu, la communication se perd. Elle affirme que la relaxation musculaire permet au corps de s'ancrer dans le sol plutôt que de rebondir dans l'air, favorisant ainsi une compréhension et une empathie dans l'étreinte. La danse devient alors un échange d'énergie, où le momentum réside dans l'expir plutôt que dans l'inspir.

Au début de mon parcours, Ricardo Calvo m’a transmis l'importance cruciale de la marche et ses multiples variantes en tant que technique essentielle pour le tango. À travers mes lectures d’auteurs du mouvement, j’ai exploré comment la marche transcende les frontières de chaque style de danse et art corporel.

Yoshi Oida, dans L'Acteur Invisible (1), écrit que “l’acteur doit se rendre invisible pour laisser parler le personnage”, soulignant l'importance de la connexion et de l'écoute dans le mouvement. Dans L'Acteur Rusé (2), il explique que “l’astuce réside dans la capacité à se mouvoir sans contrainte, à laisser le corps exprimer des émotions authentiques”. Que ce soit sur une scène de théâtre ou dans une milonga, marcher devient un art de communiquer, de ressentir et d’occuper l’espace.

Posture et présence

La marche en tango est bien plus qu’un simple déplacement ; elle exige posture et présence. Dans La tête aux pieds (3), Odile Rouquet souligne que la marche “engage tout le corps dans une dynamique subtile de coordination et d’équilibre”. Dans le tango, cette posture commence par un alignement de la colonne vertébrale, une stabilité du bassin sans le bloquer, une conscience accrue du poids du corps. Pour les danseurs de tango, la posture est essentielle : rechercher la verticalité sans rigidité, tout en étant connecté au sol, permet de créer une relation forte avec l'autre.

Maurice Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception (4), aborde également l'idée que la marche est une manière d'être au monde. Il souligne que “le corps est notre moyen d'être dans le monde” et que chaque mouvement, y compris la marche, nous engage dans une relation profonde avec notre environnement et les autres.

Marcher ensemble : synchronisation et écoute

La marche en tango est un dialogue intime entre deux corps. Irene Dowd (5), dans Taking Root to Fly, explique que marcher ensemble demande une synchronisation subtile, où chaque mouvement naît d’un centre de gravité partagé et d’une écoute réciproque. Cette écoute trouve également un écho dans les travaux d’Étienne Decroux, qui, dans Paroles sur le Mime (6), considère que chaque geste, aussi minime soit-il, devient porteur de sens et de connexion, et que l’essence de la communication corporelle se situe dans cette capacité à dialoguer par le mouvement. Carlos Gavito disait que marcher en tango, c’est “parler à l’autre à travers les pieds, sans mot, juste avec le corps”. C’est pourquoi, avant d’aborder des figures plus complexes, les danseurs de tango passent des heures à marcher pour cultiver cette communication silencieuse et intuitive.

Occuper l’espace dans la milonga

Dans une milonga, la piste de danse est souvent comparée à un plateau de théâtre où chaque couple doit évoluer en harmonie avec les autres. Peter Brook (7), dans L’espace vide, explique que le mouvement d’un acteur redéfinit constamment l’espace autour de lui. Dans le tango, chaque pas reconfigure la dynamique de la piste. Rodolfo et Gloria Dinzel (8), dans leur ouvrage Tango, Análisis de un Fenómeno Social, abordent cet aspect en soulignant que marcher sur la piste, c’est respecter un code de courtoisie implicite, se déplacer en harmonie avec les autres couples pour maintenir une fluidité globale. Katherine Dunham (9), avec sa “marche Dunham” inspirée des traditions caribéennes, explore également cette relation à l’espace en intégrant une dynamique fluide, où chaque pas est un acte d’occupation consciente de l’espace environnant. Dans son livre Dances of the Caribbean (9), Dunham évoque l'importance de la marche dans ses créations, soulignant que la façon dont un danseur se déplace raconte une histoire et exprime une culture.

La marche : une quête intérieure

Marcher pendant des heures n’est pas une répétition mécanique, mais une introspection. Comme Moshe Feldenkrais (10) le décrit dans La méthode Feldenkrais, “les mouvements sont le reflet de nos émotions et nos pensées” ; cela nous amène à revenir aux mouvements fondamentaux comme la marche pour mieux nous comprendre et nous redécouvrir à travers nos sensations corporelles. Dans le tango, cette introspection se manifeste par une recherche constante de l’équilibre, de la stabilité et de la fluidité. Alvin Ailey (11), qui puisait dans ses expériences personnelles pour nourrir ses créations, abordait la marche comme un moyen de transcender les difficultés et de s'exprimer. Dans ses écrits, il mentionne que “la marche est une façon de s'affirmer dans l'espace, de revendiquer sa place et de communiquer avec le public”, Ailey’s Dances (11).

Dans cette transversalité, il est également essentiel de considérer les approches somatiques qui enrichissent notre compréhension du mouvement. Des pionniers tels que Bonnie Bainbridge Cohen (12), qui affirme que “la marche est une danse de l'âme qui nous connecte à notre propre corps et à l'environnement” dans son livre Sensing, Feeling, and Action ; Mabel Todd (13), avec Le Corps Pensant, qui déclare que “la marche est l'expression du corps pensant, où chaque pas devient une exploration consciente de l'espace” ; et Rudolf Laban (14), dans La Maîtrise du Mouvement, qui souligne que “la maîtrise de la marche est essentielle pour communiquer des émotions et établir un lien authentique avec autrui”, apportent des perspectives précieuses sur la marche et l’expérience corporelle.

La marche consciente

Aujourd'hui, la pratique de la marche consciente, ou mindfulness, s'avère cruciale dans le monde moderne. Elle encourage à porter une attention particulière à chaque pas, à chaque respiration, créant ainsi un lien plus profond avec notre corps et notre environnement. Dans le cadre du tango, cette marche consciente devient alors un acte d'amour envers soi-même et son partenaire, permettant d'établir une danse fluide et harmonieuse. En travaillant notre marche, nous travaillons aussi notre confiance, notre ancrage et notre capacité à être en relation avec l’autre.

“La marche est un acte de présence, un dialogue avec le sol et un échange avec notre partenaire.” Gerda Alexander

Conclusion et Perspectives

La marche dans le tango argentin transcende le simple déplacement ; elle devient une exploration de soi et une connexion profonde avec l'autre. Chaque pas constitue notre signature corporelle, révélant notre histoire et notre parcours de vie. D'où l'importance de s'engager pleinement dans cette pratique fondamentale.

 

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Références

  1. Yoshi Oida, L'Acteur Invisible.
  2. Yoshi Oida, L'Acteur Rusé.
  3. Odile Rouquet, La tête aux pieds.
  4. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
  5. Irene Dowd, Taking Root to Fly.
  6. Étienne Decroux, Paroles sur le Mime.
  7. Peter Brook, L’espace vide.
  8. Rodolfo et Gloria Dinzel, Tango, Análisis de un Fenómeno Social.
  9. Katherine Dunham, Dances of the Caribbean.
  10. Moshe Feldenkrais, La méthode Feldenkrais.
  11. Alvin Ailey, Ailey’s Dances.
  12. Bonnie Bainbridge Cohen, Sensing, Feeling, and Action.
  13. Mabel Todd, Le Corps Pensant.
  14. Rudolf Laban, La Maîtrise du Mouvement.

 

Remarque : Article rédigé par Sandrine Navarro et relu par une IA pour des corrections mineures de style, de grammaire et de mise en forme.

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Commentaires

Joly
il y a 2 mois

J'ai une vingtaine d'années de méditation tibétaines derrière moi et quand j'ai rencontré le tango argentin, il y a environ 8 ans, j'ai toujours dit que cette danse me permettait d'être en méditation en dansant. Pour moi danser le tango argentin cet être en pleine méditation, pleine présence, pleine conscience. Je vous rejoins donc totalement dans votre analyse .
Merci de l'avoir si bien exprimé.